De Rapa Nui à l’Amérique du Sud : comment les communautés s’approprient leurs langues en ligne
À Rapa Nui, ou Île de Pâques, la langue rapanui peine depuis longtemps à trouver sa place dans le monde numérique. Bien qu’ayant accès à Internet, des communautés, comme celles des îles isolées ou de certaines régions d’Amérique du Sud, se heurtent à une barrière invisible : la langue.
Bien que la connectivité augmente, une fracture numérique importante subsiste. Plus de 7 000 langues sont parlées dans le monde, mais la majorité sont absentes en ligne, ce qui crée des obstacles à l’accès au savoir, aux soins de santé et à l’éducation pour de nombreuses communautés.
Cette exclusion linguistique constitue une forme subtile mais puissante de colonisation numérique, limitant la participation et renforçant le discours dominant. Cependant, le Centro Nacional de Inteligencia Artificial (CENIA) au Chili change la donne en collaborant avec des institutions autochtones et Estudios Aplicados Antropología UC (EAA) pour développer des outils qui redonnent une présence en ligne à ces langues.
Le projet 2023 du CENIA, « Internet for Everyone : Towards Removing the Language Barrier for Underrepresented Languages on the Internet », œuvre activement à lever les barrières linguistiques, permettant aux communautés de reprendre possession de leur patrimoine linguistique en ligne et de contribuer à la décolonisation réelle de l’espace numérique. Financé par les fonds de réserve de l’Internet Society et par le programme de subventions Building Opportunities/Leveraging Technologies (BOLT) de la Fondation Internet Society, ce projet s’inspire de la portée de plateformes comme Google Traduction.

Conscient des limites des outils de traduction existants, le CENIA a décidé d’aller plus loin et s’est lancé dans une ambitieuse démarche visant à améliorer le plus grand moteur de traduction open source, qui prend désormais en charge 204 langues. Il a également développé un moteur de traduction en ligne spécialisé, conçu avec soin pour favoriser l’inclusion linguistique, en étroite collaboration avec les communautés et les institutions locales afin de garantir que les traductions reflètent une véritable authenticité culturelle. Ce moteur a été testé dans des communautés telles que Rapa Nui et certaines régions d’Amérique du Sud, répondant directement aux défis concrets rencontrés par les personnes parlant des langues peu représentées en ligne, comme le rapanui et le mapudungun.
« Nous sommes en crise avec la langue rapanui, donc ce projet a été très utile pour revitaliser notre langue et notre culture. Il permet aux enseignants, aux fonctionnaires et à tous de faire en sorte que notre langue soit utilisée au quotidien », déclare Jackeline Rapu, présidente de l’Académie de la langue rapanui ‘Ūmaŋa Hatu Re’o. Le déploiement de ces outils a déjà eu un impact dans les communautés Rapanui et Mapuche, où les membres peuvent désormais accéder de manière autonome à des ressources essentielles dans leur propre langue, allant des soins de santé à l’éducation.

La communauté a également reconnu le potentiel de l’outil de traduction pour renforcer l’usage quotidien de la langue, sensibiliser les enfants et les jeunes à leur patrimoine linguistique, et jouer un rôle de lien entre les personnes extérieures et la langue ainsi que la culture rapanui. Il a été identifié comme un outil précieux d’inclusion numérique, permettant d’accéder à des contenus en ligne pertinents, de soutenir les activités administratives et éducatives, et d’enrichir le quotidien des personnes parlant la langue. « Nous travaillons ensemble depuis deux ans, et nous souhaitons continuer afin de rendre cet outil accessible à la communauté et à toutes les personnes qui s’engagent dans la revitalisation de la langue », ajoute Jackeline Rapu.
Le caractère open source du projet du CENIA constitue une autre contribution clé à la décolonisation d’Internet. En publiant le code source sous licence ouverte, le projet offre une base de code solide et adaptable, servant de tremplin à des initiatives similaires visant d’autres langues peu dotées en ressources. Cette décision stratégique ouvre la voie à une réplication mondiale et accélère le développement d’outils de traduction et de communication pour d’autres langues marginalisées. Elle crée un effet boule de neige pour les projets futurs, favorisant un écosystème collaboratif où la diversité linguistique peut s’épanouir en ligne.
« Ce projet n’est pas seulement un travail académique, mais un outil concret pour soutenir la communauté Rapa Nui dans la revitalisation de sa langue, au-delà des usages courants de l’IA, comme la génération d’images ou l’optimisation des processus », déclare Carlos Aspillaga du CENIA.

Ce projet ne se limite pas à la traduction ; il joue un rôle essentiel dans la préservation et la revitalisation active des langues menacées en les rendant pertinentes et accessibles en ligne. En décolonisant l’espace numérique, les outils du CENIA permettent aux personnes parlant le rapanui, le mapudungun et d’autres langues d’utiliser Internet selon leurs propres choix. À mesure que les membres de la communauté commencent à créer davantage de contenus en ligne dans leur langue maternelle, un nouvel Internet émerge — un Internet qui s’exprime avec de multiples voix, et pas seulement celles des langues dominantes.
« Nous avons présenté les outils de traduction aux personnes dont c’est la langue maternelle ainsi qu’aux apprenants. Nous avons recueilli leurs retours et commentaires, qui nous aideront à continuer de les améliorer », déclare Francisca del Valle, de Estudios Aplicados Antropología UC.
En fin de compte, « Internet pour tout le monde » illustre le potentiel de la technologie au service de l’humain et incarne la mission de l’Internet Society et de la Fondation Internet Society : garantir un Internet accessible, fiable et sûr pour tout le monde. Internet ne se résume pas aux octets et aux algorithmes : il vise à donner une voix aux communautés et à faire en sorte que tout le monde puisse en bénéficier, quelle que soit sa langue.
L’Internet Society est l’un des membres fondateurs de la Coalition on Digital Impact (CODI), qui a pour objectif de garantir que toute personne puisse avoir accès à Internet dans sa propre langue. En donnant la priorité à la diversité linguistique et en soutenant les initiatives portées par les communautés, nous pouvons œuvrer collectivement pour un Internet non seulement inclusif, mais aussi culturellement riche, dynamique et véritablement décolonisé, reflétant toutes les langues et cultures du monde.

En savoir plus sur :
– Programme de subventions BOLT
– CENIA Chile
– Rapa Nui Language Academy ‘Ūmaŋa Hatu Re’o
– Tradutor Rapa Nui
– Estudios Aplicados Antropología UC
– Coalition on Digital Impact (CODI)
